Les conduites addictives en entreprise – Responsabilité de l’employeur (1/2)

4 juin 2018

La consommation d’alcool et de drogue sur le lieu de travail pose des difficultés croissantes de santé publique et peut engager la responsabilité de l’employeur. La définition et la mise en œuvre d’une politique, à la fois répressive et préventive, peuvent être facilitées dans la perspective de relations collaboratives proposées par les réformes actuelles.

Quelques chiffres

Selon la Mission interministérielle de la lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), 15 à 20 % des accidents professionnels, de l’absentéisme et des conflits de travail sont liés à l’usage de l’alcool, des stupéfiants ou des médicaments.

Un sondage Ifop, réalisé pour l’association PSRE (Promotion et suivi de la sécurité routière en entreprise) en décembre 2011, indique que neuf salariés sur dix disaient participer à un pot d’entreprise par an et six salariés sur dix se déclaraient opposés à l’interdiction de boissons alcoolisées pour sauvegarder la convivialité de ces réunions.

Par ailleurs, 10 % des dirigeants, encadrants et personnels RH ont recensé des usagers de cannabis (3e produit le plus consommé par les salariés, après le tabac et l’alcool) et, parmi eux, sept sur dix déclarent au moins un problème lié à cette consommation tel qu’une baisse de productivité et de la qualité du travail, de l’absentéisme, des retards1.

Qui consomme ?

François Beck, directeur de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) observe, dans un article paru dans Paris Match le 12 juin 2015, que les femmes sont moins concernées que les hommes par ces consommations. Il explique qu’en cas de souffrance psychique, les femmes ont plus de facilités à la reconnaître et à la médicaliser. Elles se tourneront vers les médicaments psychotropes, alors que les hommes entrent plus volontiers en résistance contre l’idée qu’ils sont en train de souffrir et vont plutôt aller chercher une forme d’automédication dans les drogues illicites ou l’alcool.

Dans un article paru le 10 avril 2014 dans Le Figaro.fr Economie, suite au premier congrès de l’association Addictologie et travail (Additra), Gladys Lutz, sa présidente, faisait observer une tendance à l’augmentation de l’utilisation des produits stupéfiants au travail. Cette consommation, limitée dans un premier temps aux cadres supérieurs, s’étend à d’autres professionnels comme les postiers et les coursiers. L’article ajoute que ces personnes ne sont pas des toxicomanes mais, pour tenir au travail, bien dormir la nuit ou booster leurs performances, ces «dopés du quotidien» consomment parfois sur le lieu de travail, une à plusieurs fois par jour, plus ou moins en cachette.

Il est probable que nombreuses sont les entreprises confrontées à ces difficultés. Les employeurs sont, toutefois, souvent désemparés. Selon l’enquête menée par la Mildeca, les trois quart des dirigeants et cadres RH interrogés affirment être bien informés du problème de la consommation d’alcool en entreprise. Mais, la moitié d’entre eux, seulement, déclare connaitre les réponses pour y faire face2.

Le rôle de l’employeur

L’employeur doit nécessairement prendre en compte les effets sur ses salariés de la consommation de ces substances. Ne serait-ce qu’au titre de son obligation de sécurité, il doit éviter que le salarié se mette en danger dans le cadre de son travail et mette en péril ses collègues ou un tiers.

Il a ainsi été jugé que l’accident survenu à un chauffeur routier en état d’imprégnation alcoolique est un accident du travail dans la mesure où, au moment de l’accident, le salarié roulait sur l’itinéraire et selon l’horaire fixés par l’employeur et qu’il ne s’était pas soustrait à son autorité3. Les conséquences de l’inaction ou d’une intervention inappropriée peuvent être lourdes pour l’employeur qui peut engager sa responsabilité pénale pour non-assistance à personne en danger, mise en danger d’autrui, imprudence caractérisée ou encore complicité du délit de conduite en état d’ivresse.

À titre d’exemple, l’employeur d’un salarié ayant fait une chute mortelle du haut d’un immeuble où il effectuait des travaux a été condamné pénalement pour avoir admis le salarié au travail alors qu’il était en état d’ivresse4. La responsabilité de l’employeur sera plus évidente s’il a favorisé la consommation à l’intérieur de l’entreprise.

L’employeur, n’est pas seul responsable

En ce sens, la pratique des pots entre collègues, qui oblige l’employeur à trouver l’équilibre entre convivialité et sécurité, pose des difficultés particulières. Elle fait, d’ailleurs, apparaître que l’employeur n’est pas seul responsable.

Après un repas de fin d’année organisé dans ses locaux par l’employeur, un salarié perd le contrôle de sa voiture sur son trajet de retour et décède. L’enquête de police établit qu’un alcool fort avait été servi à la fin du repas, après le départ de l’employeur. Deux salariés ont été condamnés pour non-assistance à personne en danger, pour avoir laissé la victime prendre son véhicule. L’un d’eux avait quitté le salarié tout en sachant que celui-ci voulait conduire sans être en état de le faire et l’autre lui avait ouvert la barrière du parking5. Avant de décider d’engager la responsabilité de l’employeur, les magistrats s’assurent qu’il est bien à l’origine de la consommation d’alcool.

Dans une autre affaire, après un pot de fin d’année organisé par le comité d’entreprise, un salarié provoque un très grave accident ; son taux d’alcool se révélera de 2,3 grammes. Il est condamné, en première instance, à quatre ans d’emprisonnement dont deux avec sursis, mise à l’épreuve et annulation du permis de conduire. Condamné en première instance l’employeur est relaxé en appel, la cour retenant que le pot était organisé hors du temps de travail, sous la seule responsabilité du comité d’entreprise, dans le cadre de ses activités sociales et culturelles, et que le chef d’établissement n’y avait participé qu’en simple invité.

Sur le plan du droit social, le code du travail prévoit une obligation de sécurité à la charge du salarié (L. 4122-1). Il lui incombe « …de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail. » Si un salarié considère que le comportement d’un de ses collègues peut présenter un danger, il doit alerter immédiatement l’employeur si ce danger est grave et imminent pour sa vie ou sa santé ou celle de son collègue (L. 4131-1). Selon les circonstances, il peut également mettre en œuvre son droit de retrait.

L’employeur peut s’appuyer sur les textes pour réglementer l’usage de ces substances dans l’entreprise.

Toutefois, il n’existe pas de texte s’intéressant particulièrement à l’introduction ou la consommation de drogue sur le lieu de travail.

Seul l’article L. 3421-1 du code de la santé publique précise que « l’usage illicite de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiant est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende ». Cet article est d’application générale et intéresse donc l’entreprise.

À l’inverse, concernant l’alcool, le code du travail comporte deux textes de référence : l’article R. 4228-21 interdit de laisser entrer ou séjourner dans les lieux de travail des personnes en état d’ivresse, salarié ou tiers ; l’article R. 4228-20 spécifie qu’aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n’est autorisée sur le lieu de travail.

Des restrictions justifiées

Que ces boissons soient autorisées ne veut pas dire que leur consommation sur le lieu de travail est un droit pour les salariés. L’employeur peut en limiter, ou interdire, l’usage pour des raisons de sécurité.

Cette restriction qui doit être prévue dans le règlement intérieur doit toutefois se justifier par la nature des tâches à accomplir. Ainsi, le règlement intérieur peut contenir des mesures d’interdiction totale ou partielle de l’alcool si les risques rencontrés sur les postes de travail le justifient, ces risques étant précisés.

Ce dernier doit également indiquer la liste des postes de sûreté et de sécurité pour lesquels un dépistage de consommation d’alcool ou de drogue peut être pratiqué, ainsi que les modalités pratiques de réalisation du test. Cette liste, définie en concertation avec le CSE et après avis du médecin du travail, peut s’inspirer de la liste des postes nécessitant un suivi médical renforcé (L. 4624- 2, R. 4624-23), la liste des postes qui présentent des risques particuliers pour les CDD et les intérimaires (L. 4154-2), la liste des postes liés à la sécurité des installations classées Seveso (L. 4523-2, R. 4523-1) et la liste des postes de travail isolés (R. 4512-14, R. 4543-19) ou nécessitant la présence d’au moins deux personnes.

Il peut enfin rappeler les dispositions du code de la route fixant les niveaux d’alcoolémie. Devant justifier les restrictions qu’il fait aux libertés individuelles, l’employeur ne peut pas insérer dans le règlement intérieur de clause générale et absolue d’interdiction d’alcool dans l’entreprise, sauf à démontrer sa nécessité en raison des caractéristiques de l’entreprise ou de l’établissement6.

Références :

  1. Impact des consommations de substances psychoactives sur le travail : le regard des dirigeants, des responsables RH et des représentants du personnel/syndicats, OFDT, octobre. 2015
  2. Comment traiter la consommation de substances psychoactives en milieu professionnel ?, Mildeca, février. 2016, www.drogues.gouv.fr.
  3. Cass. soc., 23 mars 1995, no 92-21.311 ; Cass. 2e civ., 17 févr. 2011, no 09-70.802
  4. Cass. crim., 30 nov. 1993, no 92-82.090
  5. Cass. crim., 5 juin 2007, no 06-86.228
  6. CE, 12 nov. 2012, no 349365

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