Vie privée et professionnelle : où est la frontière ?

19 juin 2015

Les technologies de communication sont de plus en plus présentes et, aujourd’hui, banalisées. Chacun dispose d’un smartphone, d’une tablette ou d’un ordinateur portable, acheté à titre privé ou, très fréquemment, mis à disposition par l’employeur. Les spécialistes nous prédisent, pour un proche avenir, l’équipement de tout un chacun en tablettes aux applications intuitives, en mesure de nous proposer des actions en fonction de notre profil et du lieu dans lequel on se trouve. L’application professionnelle se poursuivra ainsi dans un lieu privé ou, à l’inverse, l’utilisation privée pourra se poursuivre sur le lieu de travail. Cet équipement regroupera l’ensemble de nos données. En réalité, il ne sera pas un support mais une clé d’accès à l’ensemble de nos données, professionnelles ou privées : fichiers, listes de contacts professionnels ou d’amis sur nos réseaux sociaux, messages, photos, films, musiques, accès à des forums et autres lieux d’expression. Entre privé et professionnel, la confusion pourrait être totale.

Le droit et la porosité

En réalité le sujet n’est pas nouveau, loin s’en faut, et il est indépendant des développements technologiques. À titre d’exemple, la loi du 4 août 1982 rappelait aux employeurs que « le salarié jouit, même dans l’entreprise, de ses droits de citoyen et d’homme libre ». Le salarié est un citoyen, une personne qui forme un tout et de laquelle il ne peut être exigé une étanchéité schizophrénique entre le professionnel et le privé. Les outils actuels, et à plus forte raison ceux qui nous attendent, ne font qu’amplifier le risque de confusion entre le professionnel et le privé. Ils contribuent au développement insidieux de la porosité entre la vie professionnelle et la vie privée qui semble être un mouvement irrésistible.

Ce nouvel équilibre n’est pas nécessairement subi par les salariés, mais au contraire, parfois, sollicité. L’attente est fréquente, notamment de la part de jeunes mères, de pouvoir alterner, dans une journée, des périodes consacrées à la vie privée et d’autres à la vie professionnelle, en intégrant le travail à domicile le soir et une partie du week-end. Elles expliquent que cette organisation leur permet une vie familiale plus épanouie et supprime le stress lié au couperet de la fin de l’activité du vendredi après-midi.

Une remise en cause des fondamentaux du droit du travail

Les entreprises s’intéressent peu aux effets de cette évolution, alors qu’elle est de nature à remettre en cause les fondamentaux du droit du travail et de la relation professionnelle. Elle est à la croisée de deux droits constitutionnels : le droit d’entreprendre et les libertés individuelles et collectives. Depuis la réforme du 23 juillet 2008 le Conseil Constitutionnel est questionné régulièrement sur des sujets relevant de l’équilibre entre le pouvoir de direction de l’employeur et la protection des libertés, notamment individuelles. Il participe ainsi, avec la jurisprudence de la Cour de Cassation et les positions de la C.N.I.L. à dessiner l’équilibre entre le juste exercice du pouvoir de direction et la légitime défense des libertés individuelles.

Nous avons identifié six points de vigilance auxquels les entreprises doivent apporter une attention particulière. La protection des correspondances privées et, par extension, des données privées, a fait l’objet de nombreuses décisions. Avant l’accès aux données, se pose la question préalable de l’accès au support de ces données. La jurisprudence pose clairement le principe, jusqu’à ce jour, d’une libre utilisation par l’employeur du matériel qu’il a mis à disposition du salarié. L’équipement ayant un caractère professionnel, il est cohérent de permettre à l’employeur de l’utiliser en l’absence du salarié pour les besoins du service (Cass. soc. 18 mars 2003 n°01-41343 et 18 octobre 2006 n° 04-48025 et fiche pratique Cnil 19 juillet 2010). Par analogie, la clé USB branchée sur cet équipement a également un caractère professionnel, sans que les magistrats ne précisent si l’origine privée ou professionnelle de cette clé USB a de l’importance (Cass. soc. 12 février 2013 n° 11-28649).

Définir les contours de l’usage privé

Concernant les données, la jurisprudence retient le principe d’une présomption de caractère professionnel des données accessibles au moyen de l’outil mis à disposition par l’employeur. Il en est de même des connexions Internet illustration-droit-et-porosite(Cass. soc. 9 juillet 2008 n° 06-45800). Dans cette logique, la C.N.I.L. précise que « l’ordinateur mis à disposition par l’employeur peut être protégé par un mot de passe ou un login, mais cette mesure de sécurité (…) n’a pas pour objet de transformer l’ordinateur de l’entreprise en un ordinateur à usage privé » (rapp. Cnil, 5 février 2002).

Les magistrats de la chambre sociale ont rappelé, à plusieurs reprises, l’obligation pour le salarié de laisser la possibilité à l’employeur, s’il en démontre la nécessité, d’accéder aux données contenues dans l’ordinateur. Ces informations ne doivent pas être protégées abusivement, par exemple en les cryptant (Cass. soc. 18 octobre 2006 n°01-413-43). Au final, les magistrats posent pour seule limite que l’employeur ne prenne pas connaissance d’informations identifiées sans ambiguïté comme n’étant pas professionnelles.

Ce principe, énoncé dans le célèbre arrêt Nikon (Cass. soc. 2 octobre 2001 n° 99-42942), a, par la suite, été appliqué aux messages électroniques (Cass. soc. 15 décembre 2010 n° 08-42486), en précisant que « des courriels et fichiers intégrés dans le disque dur de l’ordinateur mis à disposition du salarié par l’employeur ne sont pas identifiés comme personnels du seul fait qu’ils émanent initialement de la messagerie électronique personnelle du salarié » (Cass. soc. 19 juillet 2013 n° 12-12138). La question n’est toutefois pas résolue s’agissant des mails non sauvegardés sur le disque dur et lisibles sur la messagerie.

Les magistrats sont parvenus à la même conclusion concernant les SMS (Cass. soc. 23 mai 2007 n° 06-43209) considérant que le destinataire ne pouvait pas ignorer que les messages étaient enregistrés par l’appareil récepteur. Très récemment, (Cass. com. 10 février 2015 n° 13-7779) la chambre commerciale a confirmé que les SMS pouvaient être enregistrés et consultés par l’employeur, même s’il n’était pas destinataire des messages, dès lors qu’ils ont été envoyés ou reçus au moyen du téléphone professionnel. Ils n’ont pas encore été interrogés en ce qui concerne les SMS envoyés par un tiers qui ignore que le numéro de téléphone donné par son destinataire est celui de son téléphone professionnel.

De nouvelles pratiques qui posent question

Bien que la protection des données privées du salarié reste toute relative, puisque l’employeur peut, malgré tout, y avoir accès sous la seule réserve d’avoir prévenu le salarié, le développement de l’utilisation du cloud amène de nouvelles interrogations. La jurisprudence porte sur les données « intégrées dans le disque dur (…) mis à disposition par l’employeur ». Qu’en sera-t-il des données stockées virtuellement dans le cloud ?

Le développement d’une autre pratique pose la même interrogation. Les entreprises, souvent à la demande des salariés, autorisent ceux-ci à utiliser leur propre matériel personnel pour l’usage professionnel (bring your own device, BYOD). Pour ces tenants du BYOD, les salariés, maîtrisant leur matériel, seraient ainsi plus rassurés, et plus productifs. La question n’a pas été tranchée et la Cour de Cassation qui avait l’occasion de le faire s’est abstenue (Cass. soc. 23 mai 2012 n° 10- 23521).

Dans cette affaire, le salarié, licencié pour avoir enregistré des collègues à leur insu, faisait valoir, dans son pourvoi, que l’employeur avait porté atteinte à sa vie privée en prenant connaissance des conversation enregistrées au moyen de son dictaphone personnel. La Cour de Cassation a décidé de casser l’arrêt d’appel qui était défavorable au salarié, mais en raison de la déloyauté de l’employeur dans l’administration de la preuve.

La question reste donc entière de savoir si l’employeur peut accéder à des informations, professionnelles comme privées, contenues dans le matériel privé du salarié, sous la réserve de sa présence ou de l’avoir prévenu, ou s’il est tenu, comme en matière de fouille d’un sac ou d’une voiture privée, de recueillir son accord, après l’avoir prévenu de sa faculté de refuser et de se faire assister.

Une frontière ténue entre échanges privés et professionnels

Un second point de vigilance concerne la liberté d’expression. Le salarié peut accéder avec le même matériel à ses réseaux sociaux privés et professionnels. Il peut participer à des échanges sur des forums portant sur des sujets très variés. Il est, aujourd’hui, établi que le paramétrage du compte du salarié sur un réseau social privé (selon que l’accès est limité aux « amis » ou est public) permet de déterminer si les propos déplacés qu’il tient à l’encontre de son employeur peuvent, ou non, être sanctionnés par ce dernier.

De nombreuses autres questions n’ont pas encore de réponse. Dans deux arrêts du 2 juin 2004, la Cour de Cassation a retenu qu’un salarié pouvait être sanctionné pour avoir tenu des propos racistes au moyen de la messagerie mise à disposition par son employeur (Cass. soc. 2 juin 2004 n° 2-44904 et n° 2-44269). Énoncés au temps, au lieu du travail, et au moyen d’un outil de travail, ces propos (ou d’autres) ne peuvent-ils pas engager la responsabilité civile de l’employeur ? La question se complexifie s’agissant de propos tenus à l’occasion du travail sur un forum professionnel, ou un forum d’usage mixte. Au-delà, les listes de « contacts », « d’amis » ou de « membres » peuvent mêler des relations professionnelles et privées, des relations professionnelles devenant privées et inversement. Comment déterminer que tel échange a un caractère professionnel et tel autre un caractère privé ?

Contrôle du salarié et libertés individuelles

Le développement extraordinaire des communications, facilité par ces technologies, pose la question du contrôle du salarié, qui est un troisième point de vigilance. Il peut s’agir du filtrage des limitations d’usage, ou du contrôle a posteriori (fichiers de journalisation de connexions, données GPS). Les restrictions à l’usage relèvent de la limitation de libertés individuelles. Elles ne peuvent concerner que le matériel mis à disposition par l’employeur (et non la pratique du BYOD) et l’équilibre relève du principe de proportionnalité posé par l’article L 1121-1 du code du travail.

La question est également délicate s’agissant du contrôle a posteriori. Il peut être retenu, qu’en l’absence de dispositif spécifique de surveillance, l’employeur peut contrôler l’activité de ses salariés (Cass. soc. 26 avril 2006 n°04-43582). À l’inverse, la mise en place d’un dispositif spécifique doit faire l’objet d’une consultation du comité d’entreprise et d’une information des salariés, sur le dispositif et sa finalité. La restriction des libertés individuelles qui en découlent ne seront possibles que si elles sont proportionnées au but recherché par l’employeur. Gare à la tentation d’utiliser cette masse d’informations que ces nouvelles technologies mettent à portée de main.

La technologie : ressource ou contrainte ?

La santé est un point de vigilance majeur. Le Professeur Sophie Fantoni-Quinton (La Semaine Juridique Social n°48 du 26 novembre 201 ») observe que les T.I.C. (technologies d’information et de communication) constituent un risque professionnel paradoxal. Ces technologies sont, en effet, à la fois une ressource simplifiant le travail et une contrainte qui augmente l’exigence de rapidité de traitement des questions, et par conséquent la charge mentale. La confusion entre vie privée et professionnelle, qui résulte de l’alternance, sur un même matériel, du traitement de sujets privés et professionnels, pose la question de l’origine d’un stress anormal voire d’un burnout.

L’obligation de résultat qui pèse sur l’employeur en matière de santé mentale de ses salariés doit le conduire à imposer de bonnes règles d’usage de ces technologies. Doit-il interdire l’usage privé pendant le temps professionnel, pour limiter le nombre de sujets à traiter, ou doit-il aller dans le sens de la souplesse demandée par certains salariés qui trouvent dans la confusion privé/professionnel un meilleur équilibre de vie ?

Une porosité croissante entre vie professionnelle et vie privée

Les deux derniers points de vigilance touchent à deux fondamentaux du droit du travail : le lieu et le temps de travail. Dans son rapport de 2002, la Cour de Cassation rappelait « le domicile est le lieu de l’intimité de la vie ». Les outils de communication nomades, font entrer le travail dans l’intimité des salariés. Au-delà, tout lieu peut devenir un lieu de travail. Qu’en est-il de la responsabilité de l’employeur si ce lieu ne répond pas aux prescriptions d’hygiène, sécurité et conditions de travail ?

Au final, l’espace et le temps de travail se rejoignent. Le lieu devient lieu de travail parce que le salarié a choisi qu’à cet instant il y travaillait. Si l’employeur n’y prête pas attention, le salarié peut être tenté d’organiser son alternance temps de travail et temps d’activité privée. La tendance est, certes, à la recherche de l’engagement du salarié (qui n’est plus une simple force contributive) et l’évolution des T.I.C. va dans ce sens. Doit-on, pour autant, lui laisser toute liberté ? Les magistrats nous rappellent que « le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles » (cass. soc. 31 janvier 2012 n° 10-19807) et que « la notion de temps de travail doit être appréhendée par opposition à la période de repos » (cass. soc. 29 janvier 2011 n° 10-14743).

Les « non-temps de travail » pris en cours de journée peuvent-ils être considérés comme du temps de repos ? Les employeurs pourront- ils envisager de les déduire des onze heures de repos quotidiens qui, aujourd’hui, doivent être continues ? Le développement de la porosité entre la vie professionnelle et la vie privée pose de nombreuses questions, aujourd’hui sans réponses. Il peut être source de tensions et de contentieux ou s’inscrire dans une modernisation des relations professionnelles. Les entreprises ne doivent pas en subir les conséquences, qui peuvent être lourdes, mais fixer le cadre et les orientations. Les outils juridiques existent et doivent être choisis avec pertinence pour construire un dispositif cohérent, qu’il soit question du contrat de travail, d’accords d’entreprise, de chartes informatiques, du règlement intérieur, de questions débattues en Comité d’entreprise ou C.H.S.C.T.

Le dispositif devra arrêter la juste place des trois espaces ouverts par l’évolution des technologies et des comportements : l’espace exclusivement professionnel (mais existe-t-il ?), l’espace exclusivement privé (protégé par la jurisprudence), l’espace privé/professionnel (qui reste à définir).


Jacques Uso, illustrations Getty Images
Office et Culture n°36, juin 2015