Parties prenantes et gouvernance – Place et rôle des salariés 1/2

10 mars 2020

La communauté des salariés est une partie prenante de l’entreprise. Son implication dans la flexibilité des frais de personnel pose la question de la gestion des antagonismes historiques et de sa reconnaissance effective comme partie prenante.

Prise en compte des attentes des salariés

Le Livre Vert de la Responsabilité Sociale des Entreprises de l’UE paru en 2001 précise qu’être socialement responsable signifie non seulement satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir davantage dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes. Selon la norme ISO 26000, la RSE est « la responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et sur l’environnement (…) qui prend en compte les attentes des parties prenantes ». La loi PACTE a modifié l’article 1835 du code civil pour ouvrir la possibilité d’inscrire dans les statuts d’une société sa « raison d’être » définie par Martin Richer, responsable du pôle « Entreprise Travail & Emploi » de Terra Nova, comme  « le sens profond des activités d’une entreprise, la finalité du projet qu’elle développe, qui associe ses parties prenantes vers des objectifs librement consentis et exprime ses apports vis-à-vis d’elles ». Il n’existe pas de définition juridique de la partie prenante, expression qui vient de la traduction du mot anglais « stakeholder ». Une approche courante est de considérer que la partie prenante est un acteur, individuel ou collectif, groupe ou organisation, activement ou passivement concerné par une décision ou un projet ; c’est-à-dire dont les intérêts peuvent être affectés positivement ou négativement à la suite de son exécution, ou de sa non-exécution. L’identification des parties prenantes et le dialogue avec celles-ci font l’objet de la cinquième partie de la norme ISO 26000.

Créé au Canada en 2005 par deux établissements universitaires (HEC Montréal et l’Université Concordia-École de gestion John-Molson) ainsi que par l’Autorité des marchés financiers et la Fondation Stephen Jarislowsky,  l’institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP) analyse les relations entre la gouvernance de l’entreprise et ses parties prenantes. Dans un rapport intitulé  « Gouvernance et parties prenantes: l’obligation du conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société » (IGOPP, octobre 2014) Yvan Allaire, président du conseil de l’IGOPP et le professeur Stéphane Rousseau de la faculté de droit  de l’Université de Montréal, après avoir rappelé qu’aucune société commerciale ne peut survivre sans afficher des résultats économiques favorables, s’interrogent sur la place des différentes parties prenantes. Ils ajoutent que « pour réussir en longue durée, l’entreprise doit faire appel au talent, à l’expérience et l’engagement de tout son personnel (…)  se montrer digne de la confiance de toutes les parties prenantes nécessaires à son succès ». Ils observent que cette vision était quasiment une évidence entre les années 50 et  80, époque au cours de laquelle les marchés financiers, et les actionnaires en particulier, exerçaient une influence toute relative sur les décisions de la grande entreprise en raison de la fragmentation de l’actionnariat et d’un financement selon des sources internes à l’entreprise. Depuis, des fonds de placement sont devenus les actionnaires majoritaires des sociétés cotées en Bourse, les conseils d’administration autrefois familiaux se sont peuplés de membres « externes » et indépendants, les dirigeants recrutés pour leur expertise sont rémunérés en grande partie par des options sur le titre de l’entreprise. Il en découle que les marchés boursiers et financiers sont devenus la partie prenante dominante. La dérive a été suffisamment importante pour que à l’occasion de deux jugements (Magasins à rayons Peoples Inc. c. Wise 2004 et BCE Inc. c. Détenteurs de débentures 2009) la Cour suprême du Canada rappelle que le conseil, dans sa démarche de prise de décision, ne doit accorder aucun traitement préférentiel aux intérêts des actionnaires ni à ceux de toute autre partie prenante, mais doit exclusivement agir dans l’intérêt de la société dont ses membres sont administrateurs. Se posent dès lors deux questions auxquelles la Cour suprême n’apporte pas de réponse. « Lorsque les intérêts de diverses parties prenantes sont opposés, comment devrait-on comprendre l’intérêt de la société? Comment le conseil devrait-il procéder pour établir un arbitrage équitable entre les intérêts de diverses parties prenantes et lesquelles ont droit à une telle considération? ». Une ébauche de solution consiste à déterminer une méthode de prise de décision, qui, entre autres, pose pour principe d’apprécier les attentes raisonnables des parties prenantes pouvant exercer des recours contre la société et d’identifier les options qui, selon le jugement d’affaires des administrateurs, servent le mieux les intérêts à long terme de l’entreprise.

Intégrer les salariés dans la gouvernance de l’entreprise

Au-delà des intentions déclarées d’écoute, de consultation et de prise en compte des attentes des salariés en qualité de partie prenante d’une entreprise, se pose la question pratique, centrale, de la force et de l’utilité de ce dialogue entre gouvernance de l’entreprise et salariés. La flexibilité des effectifs et des frais de personnel, qui est l’une des variables d’ajustement importante de la compétitivité des entreprises, est le lieu extrême où les antagonismes des intérêts sont les plus visibles, entre d’une part le besoin de réduire les coûts et d’autre part le besoin de maintenir l’emploi et le pouvoir d’achat. En droit français ce dialogue est organisé par le droit du travail et le droit des sociétés qu’ils s’agisse du niveau stratégique ou du niveau de la mise en œuvre opérationnelle. Les articles du Code du commerce L. 225-27-1, L. 225-79-2 et L. 226-5-1 prévoient la présence de salariés au conseil d’administration ou de surveillance. Cette obligation concerne, sauf exception, les sociétés qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins mille salariés permanents dans la société et ses filiales, directes ou indirectes, dont le siège social est fixé sur le territoire français, et cinq mille pour celles dont le siège social est fixé sur le territoire français et à l’étranger. Trois solutions sont proposées pour la désignation de ces salariés.  Il peut s’agir d’une élection organisée auprès des salariés de la société et de ses filiales, ou de salariés choisis selon le cas, par le comité de groupe, le comité social et économique central d’entreprise ou le comité social et économique d’entreprise, ou enfin de salariés désignés par l’organisation syndicale ayant obtenu le plus de suffrages au premier tour des élections professionnelles dans le groupe. Les administrateurs représentant les salariés bénéficient d’un crédit d’heures pour préparer les réunions et d’un droit à la formation prise en charge par l’entreprise, afin d’acquérir ou de perfectionner les connaissances et techniques qui leur sont nécessaires. Les textes organisent également la présence des élus dans les instances les plus élevées. L’article L. 2312-72 du Code du travail prévoit que des membres du comité social et économique assistent à toutes les séances du conseil d’administration ou du conseil de surveillance. Dans le cas de sociétés par actions simplifiées, les statuts doivent désigner l’organe social auprès duquel les délégués du comité social et économique exercent ce droit (C. trav., art. L. 2312-76). Les représentants des salariés n’ont qu’un rôle consultatif. Toutefois, l’expression de leur opinion, ou leur questionnement, peut avoir une influence sur le vote des membres délibérants. Ils peuvent aussi exprimer au conseil d’administration ou de surveillance leurs propres vœux auquel le conseil devra ensuite donner un avis motivé (C. trav., art. L. 2312-73). Le comité social et économique a notamment pour mission d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise (C. trav., art. L. 2312-8). Il est donc légitime à être représenté aux assemblées générales des actionnaires et y tenir un rôle actif (C. trav., art. L. 2312-77). L’objet de cette mesure est de donner au comité social et économique les mêmes droits que ceux des actionnaires minoritaires. Par ailleurs, les membres du comité social et économique ont droit aux mêmes communications et aux mêmes copies que les actionnaires. La communication porte sur des documents comptables et financiers que le comité social et économique aura à analyser dans le cadre de la consultation annuelle sur la situation économique et financière de l’entreprise (C. trav., art. L. 2312-25). Sont en particulier remis au comité social et économique le texte des projets de résolutions présentés par le conseil d’administration ou le directoire et, le cas échéant, le texte et l’exposé des motifs des résolutions soumises au vote (C. com., art. L. 225-115 ; C. com., art. R. 225-83 ; C. com., art. R. 225-90). Le comité social et économique peut formuler toutes observations utiles sur la situation économique et sociale de l’entreprise. Enfin, l’article L. 225-105 du Code de commerce prévoit que lorsque l’assemblée générale des actionnaires est appelée à délibérer sur des modifications de l’organisation économique ou juridique de l’entreprise sur lesquelles le comité social et économique a été consulté en application de l’article L. 2312-8 du Code du travail, l’avis de celui-ci lui est communiqué.

Il en ressort au final que, dans les formes les plus courantes des sociétés commerciales, et au-delà des informations communiquées dans la BDES, les représentants des salariés sont censés avoir  accès aux informations stratégiques leur permettant d’apprécier les besoins de flexibilité de l’emploi de leur entreprise, participer aux instances de gouvernance, et peser sur les décisions.

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