LE TÉLÉTRAVAIL UN CHOIX STRATÉGIQUE POUR L’ENTREPRISE 2/2

29 octobre 2020

Le temps et le lieu de travail à l’heure du télétravail

Le travail à distance interroge deux fondamentaux du contrat de travail que sont le temps et le lieu de travail. Dans le prolongement d’une directive européenne et d’une abondante jurisprudence l’article L 3121-1 du code du travail retient la définition suivante du temps de travail : « La durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ». Trois conditions doivent donc être réunies. En premier lieu le salarié doit être à la disposition de l’employeur. Il n’est pas nécessaire qu’il exerce en permanence une activité productive. Il suffit que l’employeur puisse à tout moment lui demander d’intervenir. En second lieu il doit se conformer à ses directives et par conséquent seul compte l’activité effectuée à la demande implicite ou explicite de l’employeur. Enfin il ne doit pas pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. A l’inverse si au cours d’une courte pause il peut lire, prendre un café, discuter, en étant certain de ne pas être dérangé, cette durée n’est pas prise en compte. C’est ce dernier point qui pose difficultés à certains septiques du télétravail qui ne peuvent pas s’assurer qu’un salarié qu’ils n’ont  pas à proximité ne s’aménage pas des plages de tranquillité personnelle. A l’inverse, le salarié peut être tenté de travailler, ni vu ni connu, en dehors des heures de disponibilité prévues à son avenant au contrat de travail. Le contrôle du temps de travail devient alors impossible. Certains sont tentés de mettre en place des systèmes de contrôle sophistiqués. Ce réflexe du contrôle peut faire basculer dans l’absurde, comme par exemple ce dispositif qui évalue la vitesse et fréquence d’utilisation des touches du clavier de l’ordinateur. Tous les dispositifs peuvent être détournés. La seule réponse efficace est dans la capacité de la ligne managériale à déterminer un attendu précis des missions qui sont confiées et à animer un dispositif de suivi de la fatigabilité du salarié. Pour de nombreux postes ceci pose la question de la pertinence de notre réglementation sur le temps de travail pour les fonctions qui ne relèvent pas de la définition du forfait annuel en jours. La réticence de l’administration du travail à accepter les systèmes de contrôle du temps de travail déclaratifs va très certainement poser d’importantes difficultés à l’avenir. En effet, en cohérence avec le recentrage sur l’attendu, une solution serait, par exemple, de prévoir par accord d’entreprise une amplitude d’activité, laissant au salarié la liberté d’organiser une alternance de temps de travail effectif et de temps personnels. Cette mesure du temps de travail aurait pour finalité principale d’apprécier l’adéquation de la charge de travail aux compétences et moyens alloués.  Cette organisation pourrait s’articuler autour de trois temps. Le temps réservé au salarié, son espace exclusivement privé, qui doit être suffisant pour assure son repos et son équilibre personnel. A l’opposé, le temps sous contrôle exclusif de l’employeur, de disponibilité totale du salarié, qui est nécessaire pour assurer les liens avec d’autres services ou pour les réunions. Enfin, entre les deux, le temps semi-privé / semi-professionnel, que le salarié a la liberté d’aménager. Le travail à distance remet en question la notion de temps de travail, il remet également en question la notion de lieu de travail. Les spécialistes nous prédisent, pour un proche avenir l’équipement de tout un chacun de tablettes fines et souples, aux applications intuitives, en mesure de nous proposer des actions en fonction de notre profil et du lieu dans lequel on se trouve. L’application en cours d’utilisation sur la tablette sera projetée d’un simple geste de la main sur le tableau de bord de la voiture ou le mur du bureau ou du salon, ou dans un espace mis à disposition dans une gare, un magasin, un café, pour qu’elle puisse être utilisée en continu. L’application professionnelle se poursuivra ainsi dans un lieu privé, ou à l’inverse l’utilisation privée pourra se poursuivre sur le lieu de travail. Le lieu privé devient lieu de travail et le lieu de travail devient lieu privé. Cet équipement regroupera l’ensemble de nos données. Simple clé d’accès, il nous permettra d’être connecté en permanence à l’ensemble de nos données, qu’elles soient professionnelles ou privées : fichiers, listes de contacts professionnels ou privés, conversations sur les réseaux professionnels et privés, messages, photos, films, musiques, privés ou professionnels. La confusion pourra être totale. 

 

Maintenir l’équilibre vie privée / vie professionnelle

Le travail à distance est par conséquent de nature à impacter fortement l’équilibre vie privée/vie professionnelle et la santé mentale du salarié. La responsabilité de l’employeur en matière de santé mentale de ses salariés est apparue dans le prolongement de la construction de sa responsabilité en matière de santé physique. L’article L 4121-1 du Code du travail précise que « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». La loi posant ce principe est publiée dans le contexte des arrêts « amiante » du 28 février 2002 qui ont amené la Cour de Cassation à préciser qu’« en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat, (…) le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ». Ainsi en 2002 est née une obligation de résultat de l’employeur en matière de santé mentale de ses salariés. Cette obligation est d’autant plus forte que la jurisprudence considère que la responsabilité de l’employeur, jusqu’à la faute inexcusable, peut être engagée en raison de faits survenus en dehors du temps et du lieu de travail, voire pendant une période de suspension du contrat de travail. Ainsi, par un arrêt de 2007, la Cour de Cassation reconnaît le caractère d’accident du travail à un suicide tenté alors que le salarié, anxio-dépressif, se trouvait en arrêt maladie: « un accident qui se produit à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de l’employeur constitue un accident du travail dès lors que le salarié établit qu’il est survenu par le fait du travail ». Il est toutefois à noter que les textes posant un principe général de prévention, le salarié doit lui aussi les respecter. Ce principe avait soulevé d’importants débats lors de la discussion du projet de loi, tant il visait à modifier la culture en matière de sécurité. Comme le soulignait le ministre du Travail lors des débats au Sénat « l’obligation fixée à l’article L. 4122-1 tout à fait fondamentale et dont le fondement est à la fois éthique et contractuel, rappelle que les salariés sont tenus, dans leur comportement et dans leurs actes, d’observer ce qu’on appelle aujourd’hui communément dans les entreprises l’esprit de sécurité. La loi conforte la place des salariés comme titulaires de droits, mais aussi comme acteurs de la prévention dans les entreprises ». Relevons enfin que s ’agissant d’un salarié d’une compagnie aérienne pris d’un crise de panique qu’il attribuait, cinq années après, aux attentats du 11 septembre 2001, la Cour de cassation  a jugé que « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ». La Cour de cassation a étendu cette logique aux situations de harcèlement moral. La question de la santé mentale des salariés va prendre de l’ampleur avec le développement de la confusion de temps et de lieu de travail liée au travail à distance et l’éloignement rendra plus difficile l’identification de difficultés et par conséquent la prévention. Les entreprises ne pourront pas faire l’économie de négociations d’accords portant sur l’aménagement du travail à distance, et clarifiant le rôle de chacun et les processus assurant la protection de la santé des salariés. En contre point de la liberté laissée au salarié d’organiser le temps semi-privé / semi-professionnel, ces accords devront particulièrement préciser sa responsabilité dans sa propre protection et créer un dispositif pragmatique d’alerte des risques de dérive. Le salarié sera aussi, voire davantage, responsable de sa propre santé que ne le sera l’employeur, qui aura la charge de s’assurer que l’attendu du poste est cohérent avec les compétences et les moyens alloués.

 

Le télétravail, tremplin vers l’uberisation de l’économie ?

Au final le développement du travail à distance pose la question de l’ubérisation de l’économie. La question de l’externalisation de certaines fonctions est récurrente dans les entreprises. Elle se pose, par exemple, de longue date dans l’industrie s’agissant de la maintenance. Entre externalisation totale ou partielle, un équilibre complexe est à trouver entre la souplesse, les coûts, la réactivité et la compétence. L’innovation du modèle d’Uber est d’avoir osé externaliser ce qui était perçu comme le cœur de métier, le transport de personnes, pour se centrer sur ce qui apparaissait comme une activité au service du cœur de métier, l’identification du véhicule qui prend la course en charge. Le champ de l’externalisation peut donc être très large. Toutefois l’externalisation du cœur de métier crée de l’insécurité et la tentation est forte de vouloir le maîtriser. Aussi, dès le début le modèle Uber a posé des difficultés au regard du droit social français, mais aussi d’autres pays y compris anglo-saxons. Les jugements qui ont suivi ont confirmé que ces interrogations étaient justifiées. Détenir une influence forte, voire un pouvoir, sur le choix de l’outil de travail, les procédures à suivre, évaluer, être en capacité de sanctionner en supprimant des courses, caractérisent un lien de subordination et par conséquent un contrat de travail. L’externalisation n’est pas effective. La question inverse pourra se poser pour les salariés en télétravail, dont l’externalisation de l’activité pourra être constatée de fait. L’employeur peut perdre le contrôle du temps et du lieu de travail. Il peut être tenté, si le travail  à distance se fait à la demande du salarié, de ne pas lui verser de dédommagement pour l’utilisation de l’espace privé voire de son matériel informatique personnel. Par ailleurs, le salarié pourra apparaître comme responsable de son propre équilibre personnel, de sa sécurité. Enfin, la relation professionnelle pourra être centrée exclusivement sur l’attendu du poste, comme elle l’est entre un donneur d’ordre et un sous-traitant qui doit produire une prestation. Restera l’utilisation des logiciels de l’entreprise et le respect de certaines procédures dont la nécessité pourront s’atténuer avec le temps si le salarié-prestataire met en œuvre des alternatives qui garantissent l’attendu. Ce glissement est possible pour de très nombreux postes. Les entreprises ne doivent pas le subir et se faire surprendre. Dans une vision stratégique de la gestion des ressources humaines, le choix est à faire à court terme entre deux orientations, en prenant en compte de nombreux sujets comme le coût des surfaces, la sécurisation des compétences clé, celle de l’information, les relations avec les représentants du personnel ou encore la capacité à maintenir les interactions sociales nécessaires au succès d’une réalisation collective. La première orientation est celle du de l’externalisation en évitant les pièges révélés par l’expérience UBER. La seconde est celle de l’accompagnement de l’entreprise, sa ligne managériale et ses salariés, dans le développement d’une communauté forte au travers de relations professionnelles lucides, respectueuses et responsables, comme elles ressortent par exemple dans le servant leadership dont les premières expériences commencent à produire leurs effets encourageants.

Jacques USO & Karine BARTHÉLÉMY

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