La décentralisation

18 décembre 2015

L’organisation de la représentation collective des salariés est née de la volonté d’améliorer la condition du salariat. Les relations entre les représentants des salariés et les employeurs se sont ainsi construites sur une opposition, les uns en posture de demande, les autres en posture de résistance. La loi crée les conditions d’une modification profonde de ce paradigme. Les enjeux pour les syndicats de salariés, comme pour les entreprises, au final pour notre économie, sont majeurs.

Un nouveau risque social

La perception de l’ampleur de la mutation en cours nécessite un minimum de rappel historique. Les interdictions des corporations, du droit de coalition et du droit de grève, instaurées en 1791 par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier mettaient un terme à un début de tentative d’amélioration collective du salariat. Malgré la révolte des Canuts (1831-1834), il faudra attendre le 25 mai 1864 pour que la loi Ollivier remette en cause 73 années d’interdiction absolue du syndicalisme, les syndicats restant interdits, mais leurs fondateurs n’étant plus passibles de répression pénale. Les syndicats seront légalisés 20 ans plus tard par la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884.

Cette nouvelle liberté donne rapidement naissance aux bourses du travail, au syndicat des employés du commerce et de l’industrie (précurseur de la CFTC, créée en 1919), puis à la CGT par son congrès constitutif de 1895. Des scissions ultérieures sont à l’origine de FO (1947) et de la CFDT (1964). L’histoire du syndicalisme est émaillée de luttes opposant le salariat au patronat. Cet antagonisme est consubstantiel au mouvement syndical et est inscrit, plus ou moins clairement, dans les actes fondateurs des syndicats. Ainsi la Charte d’Amiens (1906), adoptée au congrès de la CGT, proclamait la lutte quotidienne pour des améliorations immédiates, mais aussi la lutte pour la disparition du salariat et du patronat. Le mouvement a été accompagné par le législateur qui a créé l’inspection du travail en 1892, le code du travail en 1910, les délégués du personnel et le comité d’entreprise en 1936 et 1945, la section syndicale d’entreprise en 1968.

Les avancées sociales ont également été actées dans les conventions collectives, les accords interprofessionnels, les accords d’entreprise. Le repos hebdomadaire, les congés payés, la durée du travail, la sécurité, les conditions de travail, les avantages collectifs, le SMIG puis le SMIC, sont le résultat de cette relation antagoniste, qui a souvent fait appel au rapport de forces. Il s’agissait d’obtenir de nouveaux avantages aux salariés. Le principe de faveur garantissait que le rapport de forces local ne pouvait pas aboutir à des mesures moins favorables aux salariés que celles définies par la norme supérieure. Les contours de ce principe étaient protégés par le législateur et la jurisprudence.

Dans ce contexte, les accords d’entreprise pouvaient être minoritaires et la représentativité des syndicats, et de leurs signataires dans l’entreprise, n’était pas un enjeu. L’employeur qui engageait ou acceptait une négociation, et proposait au final un accord d’entreprise à la signature des délégués syndicaux, ne pouvait, en effet, être que mieux disant. Ces relations sociales, basées sur l’antagonisme demande/résistance, ont alimenté un procès d’intention réciproque qui imprègne encore aujourd’hui une grande partie des négociations sociales. L’employeur reproche aux représentants du personnel de soutenir des demandes sans se soucier des réalités économiques et les représentants du personnel reprochent à l’employeur de mettre en avant des prétextes économiques pour refuser les attentes légitimes des salariés.

En 2004, les textes ont renforcé une mutation des relations sociales engagées en… 1982, au terme d’un siècle d’expérience de syndicalisme. L’ordonnance du 16 janvier 1982 autorisait, en effet, un accord collectif à mettre en œuvre, dans les conditions et limites fixées par la loi, une solution moins favorable que la loi. La loi du 4 août 2004 permet désormais, sous certaines conditions, à l’accord de rang inférieur de déroger à un accord de rang supérieur.

Pour les accords conclus avant l’entrée en vigueur de la loi le texte prévoit que « la valeur hiérarchique accordée par leurs signataires (…) demeure opposable aux accords de niveaux inférieurs » (un amendement visant à réaffirmer le principe selon lequel une convention ou un accord collectif ne peut comporter des clauses moins favorables que celles des conventions et accords de niveau supérieur conclu avant la publication de la loi a été rejeté à l’Assemblée nationale). Dans le prolongement, les articles 2253-1 et 2253-3 du code du travail posent pour principe qu’un accord d’entreprise peut déroger à des conventions de branche ou accords professionnels ou interprofessionnels dans un sens moins favorable au salarié. Quelques domaines sont toutefois protégés comme les minimas salariaux, les classifications, ou les dispositifs de prévoyance.

En revanche, il est possible de négocier, par exemple, sur l’indemnité de fin de contrat, la fixation de la période d’essai ou la suppression de l’indemnité de fin de mission dans le travail temporaire, la dérogation au repos quotidien, la dérogation à la durée du travail, le contingent et les taux de majoration des heures supplémentaires, la illustration-decentralisation-normativeréduction du délai de prévenance… En ce sens, selon l’administration du travail (circulaire DRT n° 09 du 22 septembre 2004), il appartient aux signataires d’un accord interprofessionnel (signé après la loi de 2004) de déterminer, clause par clause, le caractère supplétif ou impératif de la disposition.

Lorsque l’accord est silencieux, les accords de niveau inférieur peuvent librement y déroger. En revanche, concernant les relations entre accords collectifs et contrat de travail, l’article L 2254-1 du Code du travail, résultant de l’ordonnance du 12 mars 2007, affirme le principe de faveur et précise que « lorsqu’un employeur est lié par les clauses d’une convention ou d’un accord, ces clauses s’appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf stipulations plus favorables ».

Au terme de cette construction, le dispositif est le suivant : un accord collectif peut déroger à la loi dans un sens plus défavorable au salarié (sous certaines conditions et dans certains domaines certes), un accord de niveau inférieur peut déroger dans un sens plus défavorable au salarié qu’un accord de niveau supérieur (sous réserve d’une disposition expresse pour les accords de niveau supérieur signés avant la loi de 2004), mais un accord collectif ne peut pas imposer au salarié des dispositions moins favorables que celles prévues au contrat de travail.

Une attention particulière doit toutefois être apportée à deux fondamentaux du contrat de travail : le temps de travail et la rémunération. La loi no 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail donne, à quelques exceptions près, priorité aux dispositions de l’accord d’entreprise sur celles de l’accord de branche. Cette mesure concerne la plupart des dispositions relatives à l’aménagement plurihebdomadaire du temps de travail et aux heures supplémentaires. Il est par conséquent possible de fixer par accord d’entreprise des dispositions moins avantageuses que celles fixées par la convention collective de branche. Le Conseil constitutionnel a été amené à préciser que la mise en œuvre par un accord d’entreprise de dispositions moins favorables au salarié que celles prévues dans l’accord de branche s’imposait, même si ce dernier l’interdit expressément.

En matière de temps de travail, les négociateurs nationaux ne peuvent pas limiter la liberté des négociateurs locaux (Cons. const, 7 août 2008, no 2008-568 DC). Des partenaires sociaux ont, par conséquent, signé des accords mettant en place un aménagement du temps de travail qui leur semblait mieux correspondre aux besoins de leur entreprise que les dispositions négociées au niveau national. Il s’est agi, par exemple, d’une recherche de souplesse et de réduction de coûts par une modularité du temps de travail sur l’année pour être au plus près de l’évolution du carnet de commande. Certains sentants du personnel) ont tenté de résister en opposant le contrat de travail qui comportait un aménagement du temps de travail qu’ils considéraient leur être plus favorable. Ils ont été suivis par la Cour de cassation qui a jugé que l’annualisation du temps de travail était une modification du contrat de travail qui ne pouvait pas être imposée au salarié (Cass. soc., 23 sept. 2009, n° 07-44.712 ; Cass. soc., 28 sept. 2010, n°08-43.161). Le législateur est venu mettre un terme à cette résistance et le code du travail prévoit, depuis la loi du 22 mars 2012, que la mise en place d’une répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine, et au plus égale à l’année, prévue par un accord collectif, ne constitue pas une modification du contrat de travail (art. L. 3122-6).

Ces mesures moins favorables aux salariés que celles prévues à leur contrat de travail peuvent être définitives. Concernant les rémunérations, l’accord d’entreprise peut également imposer des mesures moins favorables que celles prévues au contrat, mais cette fois-ci de manière temporaire. La loi du 14 juin 2014 a ouvert la possibilité par accord d’entreprise de réduire pour une durée de trois années la rémunération prévue aux contrats de travail. Ces accords doivent être justifiés par de graves difficultés conjoncturelles et comporter en contrepartie un engagement de maintien de l’emploi. Il n’en reste pas moins que le salarié peut se voir imposer une diminution de sa rémunération, élément du contrat de travail qui est déterminant au moment de sa signature. La durée de ces accords vient d’être portée à cinq ans par l’article 287 de la loi Macron.

Il est par conséquent aujourd’hui possible par accord, au niveau de l’entreprise, de déterminer l’essentiel du statut collectif des salariés, avec des dispositions moins favorables aux salariés que la loi ou les accords de niveau supérieur, et d’aménager le temps de travail et les rémunérations malgré les engagements pris entre l’employeur et le salarié dans le contrat de travail. Cette liberté conventionnelle vise à permettre aux négociateurs locaux de trouver et mettre en œuvre les mesures facilitant l’adaptation de l’entreprise aux exigences de son marché.

Cette réactivité et la pertinence des solutions propres à chaque entreprise, que l’on ne peut pas attendre d’un législateur ou de négociateurs nationaux, pourraient être une des clés de notre redressement économique. La simplification du paysage de la représentation du personnel, organisée par la loi Rebsamen, va dans ce sens. La respons bilité qui est ainsi dévolue aux représentants du personnel est très lourde. Nous sommes bien loin de l’origine du mouvement syndical et de la finalité d’amélioration du statut de salariat, qui pouvait s’accommoder d’une relation antagoniste avec le patronat. Cette nouvelle responsabilité est effective. Qu’il s’agisse de l’employeur ou des représentants du personnel, ne pas recourir à cette liberté conventionnelle est, en soi, une position qui peut, le cas échéant, convenir aux besoins de l’entreprise, mais qui mérite d’être consciente et argumentée.

Les textes créent les conditions d’une nouvelle finalité du dialogue social dans l’entreprise. Des négociations sociales ont, bien entendu, déjà porté sur des sujets autres que l’amélioration du statut du salariat. Les accords relatifs aux régimes de retraite, au niveau national, et ceux réalisés dans le cadre de réorganisations, au niveau local, certains accompagnés de baisses de rémunérations en avant-garde des accords de maintien dans l’emploi, en sont des illustrations. Toutefois, dans ces échanges il est question de sauvegarder une institution ou une entreprise en péril.

Les réformes successives, évoquées précédemment, amènent les partenaires sociaux sur un nouveau terrain. Il leur est dorénavant donné la liberté, et la responsabilité, de déterminer le statut collectif, le temps de travail, les rémunérations, propres à leur entreprise et de les ajuster au regard de sa performance actuelle et de ses perspectives. Ils sont en mesure d’anticiper les difficultés économiques, de créer les conditions facilitant le succès d’une stratégie, d’espérer être réactifs au point d’éviter les suppressions d’emploi en cas de bouleversement subit du marché ou du coût des matières premières ou de l’énergie. Cette mutation du rôle des représentants du personnel pose la question de leur information, de leurs compétences, et de leur légitimité.

Le contenu de la base de données économique et sociale a été codifié en 2013 dans les articles R 2323-1-3 pour les entreprises d’au moins 300 salariés et 2323-1-4 pour celles de moins de 300 salariés. Elle a vocation à contenir les informations nécessaires à la consultation du Comité d’entreprise sur la stratégie de l’entreprise et le champ couvert est large : situation économique et financière de la société, investissement social, matériel et immatériel, rémunérations des dirigeants, salariés, actionnaires, aides financières reçues par l’entreprise, sous-traitance. Ces informations doivent permettre aux représentants du personnel de se projeter dans l’avenir et de s’inscrire dans la réflexion de la stratégie de leur entreprise, avec les aléas propres à toute stratégie.

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Les représentants du personnel sont rarement des spécialistes de la gestion d’entreprise.

Le niveau d’implication qui leur est imposé par la loi suppose une présentation pédagogique des informations mises à leur disposition et une formation conséquente. Elle nécessite, au final, un investissement personnel et un soutien de l’entreprise qui laisse présager une professionnalisation de la représentation du personnel. Les dispositions relatives à l’évolution de carrière et la rémunération des représentants du personnel prévues par l’article 4 de la loi relative au dialogue social et à l’emploi du 31 juillet 2015 incitent à aller dans ce sens. Elles peuvent sembler timides au regard des enjeux, mais cette timidité est conforme à la décentralisation normative en cours.

Les entreprises devront s’emparer du sujet selon la maturité des relations sociales résultant de leur histoire, étant rappelé que la gestion de crise se prépare par temps calme. Pour soutenir une stratégie dont ils comprennent les enjeux, les représentants du personnel peuvent ainsi être amenés à signer des accords d’entreprise comportant des mesures moins favorables que la loi, les accords nationaux et les contrats de travail. En l’absence d’élus, ces accords peuvent être signés par un salarié mandaté, puis validés par referendum. Dans ce cas, la question de la légitimité ne se pose pas. En présence d’élus dans l’entreprise, ces accords peuvent être signés par un délégué syndical ou, en cas de carence, par un élu mandaté. À de rares exceptions près, comme les accords de maintien dans l’emploi, l’accord sera validé si les signataires représentent des syndicats dont les candidats ont recueilli au moins 30 % des suffrages valablement exprimés au premier tour des élections professionnelles.

La signature est réservée aux syndicats, dits représentatifs, ayant recueilli au moins 10 % des suffrages valablement exprimés. Les textes prévoient enfin que peuvent s’opposer à un accord d’entreprise les syndicats, dits représentatifs, qui regroupent plus de 50 % des suffrages valablement exprimés. Compte tenu du quorum, et à supposer que tous les suffrages soient valablement exprimés, cette lourde responsabilité peut être exercée par des syndicats ayant 5 % de sympathisants dans l’entreprise. Un accord d’entreprise engageant le statut collectif et le temps de travail de l’ensemble des salariés peut illustration-decentralisation-normative-2être signé par des syndicats comptant seulement 15 % de sympathisants au premier tour des élections professionnelles (les accords pouvant aujourd’hui réduire la rémunération devant être signés par des syndicats ayant plus de 25 % de sympathisants dans l’entreprise). Ces accords, y compris les accords dits majoritaires, peuvent ne représenter qu’une minorité de salariés.

La légitimité nationale des syndicats ne vient pas compenser cette difficulté puisque le taux moyen de syndicalisation est de l’ordre de 8 %, ce chiffre comprenant une adhésion plus importante dans la fonction publique (note de Bercy, trésor-éco n°129 mai 2014). Dans le rapport remis au Premier Ministre, le 9 septembre dernier, l’ancien Directeur général du travail relevait que pour les employeurs la négociation est davantage perçue comme une contrainte et un coût que comme un levier de performance, et que les acteurs syndicaux avaient du mal à développer la négociation dans un contexte de crise et d’absence de « grain à moudre ». Les anciennes représentations, positions, et les procès d’intention sont encore bien vivaces dans les entreprises. Toutefois, un D.R.H. me confiait récemment au terme d’une négociation sur les salaires que le leader syndical de son entreprise lui avait glissé à l’oreille ne plus ressentir le besoin de présenter des revendications beaucoup plus élevées que les attentes du personnel. Peut-être est-ce là le signe d’une orientation vers des négociations sociales plus sincères, en ligne avec la décentralisation normative voulue par les instances politiques de tous bords, pour le bien de notre économie.

La sincérité sera une condition essentielle de succès de cette mutation et sa responsabilité incombera dans un premier temps, pour l’essentiel, à l’employeur. Certains pourraient être tentés, par exemple sous couvert des vagues migratoires qui nous attendent, d’obtenir des réductions de coûts salariaux qui ne sont pas indispensables à la bonne marche de l’entreprise. Les négociations sociales s’inscrivent dans l’histoire de l’entreprise et une tromperie serait sanctionnée à terme par une désolidarisation du corps social et probablement à un retour à l’usage du rapport de forces. Une autre position serait de faciliter la formation, l’information, la compréhension des représentants du personnel, pour qu’ils soient en mesure de négocier, avec l’employeur, dans l’intérêt commun des salariés et de l’entreprise, en pleine conscience des enjeux et des effets de chacune des mesures négociées.

Les relations sociales seraient ainsi cohérentes avec l’engagement demandé aux salariés, qui n’est pas compatible avec une position antagoniste, et porteuses de sens. Au final, elles contribueraient au bien-être au travail. Il est probable qu’en cette matière, les lois, expression d’une volonté politique, soient (un peu ?) en avance sur la préparation des acteurs.

Jacques Uso, illustrations de Charlotte Moreau
Office et Culture n°38, décembre 2015