Fait religieux et entreprise privée
7 mars 2016
L’étude Le travail, l’entreprise et le fait religieux, menée depuis 3 ans par l’Institut Randstad et l’OFRE (Observatoire du fait religieux en entreprise), fait apparaître, en 2015, que 58 % des personnes interrogées sur la définition du principe de laïcité dans l’entreprise retiennent « la défense de la liberté de culte ». Si cette réponse marque l’envie de pouvoir pratiquer son culte, elle implique nécessairement une ouverture au culte de l’autre, ou à l’absence de pratique cultuelle.
Jacques Uso et Karine Barthélémy, associés du cabinet d’avocats Lawsen, nous livrent leur point de vue et leur analyse sur le sujet.
L’entreprise n’est pas un lieu de culte, c’est le lieu du travail effectif. Pour autant, elle n’échappe pas à la liberté de chacun d’exprimer sa liberté religieuse. La Déclaration universelle des droits de l’homme est concrète sur la liberté de penser, de conscience, de religion : « Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. » (Art. 18 DUDH). En dépit de tous les textes, tous les efforts de dialogue et de paix, les persécutions petites et grandes, verbales ou physiques, et les guerres au nom ou contre la religion se renouvellent. Dans l’entreprise, des individus côtoient, jour après jour, ou nuit après nuit, des collègues qu’ils ne peuvent ni choisir ni éviter et qui peuvent manifester leurs convictions sans qu’il s’agisse de prosélytisme prohibé.
Or, l’entreprise a une obligation de sécurité envers ses salariés, elle doit s’intéresser à leur santé mentale et, par conséquent, limiter les tensions, tout en respectant une obligation de non-discrimination. Elle a aussi l’obligation d’imposer son organisation et ses méthodes pour rester profitable et assurer son avenir comme celui de ses salariés. Liberté individuelle et bon fonctionnement de l’entreprise ont parfois du mal à cohabiter. Sans être exhaustifs, nous proposons ici des pistes de réflexion et quelques repères dans deux domaines dans lesquels l’expression de la liberté religieuse peut créer une difficulté dans les entreprises privées gérant une activité privée (les services publics, les entreprises privées gérant des services publics, les entreprises de tendance et les entreprises neutres comme les crèches font l’objet de solutions particulières).
La loi n’organise pas la pratique religieuse
En premier lieu, certaines pratiques attachées à une religion peuvent heurter directement l’organisation du travail. Les magistrats ont eu à se prononcer régulièrement sur le sujet. Un travailleur ne peut refuser de porter son casque sur un chantier, fût-ce pour un motif religieux ; pas plus qu’il ne peut se soustraire à la visite médicale ; adopter un comportement discriminatoire fondé sur le sexe de ses collègues, comme ne pas parler à une femme ; refuser une instruction qui correspond au contenu du poste, comme traiter de la viande de porc pour un boucher ; utiliser sa messagerie professionnelle pour des activités religieuses. L’étude Randstad-OFRE montre que, si les tensions liées au fait religieux en entreprise n’évoluent pas de manière significative en volume, les situations sont de plus en plus complexes. En effet, les textes supralégaux posent des principes, mais la loi n’organise pas la pratique de la religion dans l’entreprise.
Chaque entité peut imaginer ses solutions, les règles étant la non-discrimination et la bonne foi. Ainsi, demander un jour de congé est toujours possible, que ce soit pour aller courir un marathon ou pour célébrer une fête religieuse. Cette dernière demande a toutes les chances d’être accordée car, contrairement au cas du marathon, s’il refuse un congé pour une fête religieuse, le hiérarchique peut craindre d’avoir à justifier que sa décision repose sur des raisons objectives, mais aussi non discriminatoires. En revanche, sur des demandes concomitantes et incompatibles, que faire ? Privilégier le motif religieux pourrait constituer une discrimination contre la liberté de conscience de celui qui ne se prévaut pas d’un motif religieux ou relève d’une autre religion. Le code du travail prévoit de fixer l’ordre des congés en tenant compte de l’ancienneté, de la pluriactivité ou de la situation de famille, notamment des vacances du conjoint. Le code ne cite pas de raisons religieuses ni, d’ailleurs, l’occupation du salarié pendant son congé quelle qu’elle soit. Celui qui s’absente sans autorisation pourra en subir les conséquences disciplinaires, en veillant toutefois au principe de proportionnalité.
Ainsi, une cour d’appel a pu considérer qu’une absence isolée, pour un cadre donnant toute satisfaction depuis cinq ans, ne justifiait pas le licenciement, en précisant que c’était une absence « pour un motif respectable, en considération de (ses) convictions religieuses » (CA Nancy 28 février 2000, n°99-167, SA Centre régional de protection incendie c/ Romary). Que ce soit au nom de la religion ou pour s’occuper de ses enfants, les règles régissant les horaires sont les mêmes. La Halde avait délibéré en ces termes : « Il existe un point d’équilibre entre les revendications légitimes du salarié liées à l’exercice de sa liberté de religion et celles, manifestement excessives, visant à faire échec aux règles du droit du travail et plus particulièrement au pouvoir de direction de l’employeur. Ainsi, le salarié ne peut invoquer des prescriptions religieuses pour refuser d’exécuter tout ou partie de ses missions contractuelles ou pour se soustraire aux obligations légales et réglementaires, telles que les visites médicales obligatoires. » (Délibération 2009-117, du 6 avril 2009). Le salarié ne peut, sauf dans certaines circonstances, refuser un changement d’horaires conforme à son contrat de travail.
Bonne foi et pragmatisme
Rappelons que le contrat de travail fixe une rémunération en contrepartie d’un travail effectif. C’est-à-dire que, pendant ses horaires, le salarié est à la disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives, sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles. L’employeur doit aussi préciser les temps de pause pendant lesquelles le salarié est libre de faire ce que bon lui semble. Dans la liste des faits religieux les plus rencontrés (étude Randstad- OFRE) figure la prière. Prier peut nécessiter de s’isoler et peut impliquer des manifestations verbales ou de posture. L’employeur n’a pas d’obligation d’aménager un espace de prière ou d’autoriser l’utilisation, durant une pause, d’une salle de réunion inoccupée, pour prier, pas plus que pour prendre un café ou faire du yoga.
Toutefois, l’employeur ne peut pas interdire la prière pendant les pauses, de même qu’il ne peut interdire les discussions politiques ou religieuses. La limite, selon la même délibération de la Halde, est l’abus du droit d’expression in fine apprécié par les juges : niveau sonore qui gêne les voisins, occupation d’un vestiaire dont d’autres employés ont besoin pour se préparer à prendre leur service. Pour autant, prier ou méditer pendant une pause, sur le lieu de travail, peut contribuer à mieux travailler. Par exemple, à l’ONU, l’Assemblée générale observe « une minute de silence consacrée à la prière ou à la méditation » (RI de l’AG ONU art. 62) en début et fin de séance plénière. La « pleine conscience », à laquelle contribue la méditation et une certaine forme de prière, facilite à la fois le recentrage, le recul, l’imagination, la lucidité. Là-aussi c’est affaire de bonne foi et de pragmatisme.
Le deuxième sujet sur lequel les réactions des dirigeants d’entreprise que nous accompagnons nous amènent à nous attarder est le signe vestimentaire visible. Qu’il ait pour fonction d’indiquer l’appartenance à une religion ou qu’il soit l’expression d’une pratique religieuse, il n’est pas de nature, en soi, à entraver la bonne réalisation du travail. Il peut toutefois être source de tension avec d’autres salariés ou des partenaires de l’entreprise. Pour autant, la liberté d’exprimer ses convictions religieuses est une liberté consacrée par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000, la Déclaration des droits de l’homme qui stipule que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses », et reprise par l’article L. 1132-1 du code du travail qui interdit toute mesure discriminatoire en raisons des convictions religieuses du salarié.
En application de ces dispositions, un licenciement qui trouverait son origine, directement ou indirectement, dans l’expression d’une appartenance religieuse ou l’exercice d’une pratique religieuse est passible de la nullité. Il peut, en effet, être observé que le licenciement n’aurait pas été prononcé si le salarié n’avait pas eu ces convictions religieuses à l’origine de sa tenue vestimentaire. Cette position pose d’importantes difficultés. Un exemple extrême illustre sa capacité à créer des impasses.
Un accord d’entreprise pour le code vestimentaire
Rappelons que la protection des convictions religieuses est un droit constitutionnel. Le jaïnisme est une religion, pour la situer rapidement, qui évoque l’hindouisme ou le bouddhisme. Elle compterait dix millions de fidèles dans le monde. Un courant minoritaire, que l’on pourrait appeler fondamentaliste, s’astreint à un détachement total du matériel et conduit naturellement à l’absence totale de vêtements. D’évidence, un employeur confronté à un salarié qui se convertit au jaïnisme se verrait contraint de lui demander d’adopter une autre tenue vestimentaire. La question se pose de savoir sur quel fondement juridique, si l’on considère que cette restriction de liberté est une discrimination prohibée par l’article L. 1132-1 du code du travail.
Dans sa délibération du 6 avril 2009, la Halde rappelle que l’article 9-2 de la Convention européenne des droits de l’homme retient explicitement des impératifs de sécurité ou de santé comme restrictions légitimes au droit de manifester ses convictions ou opinions. Par ailleurs, le droit à la santé est un droit constitutionnel (article 11 du préambule de la constitution de 1946). La question hygiène et sécurité est donc résolue sous réserve d’appliquer le principe de proportionnalité posé par l’article L 1132-1 du code du travail. Ce principe de proportionnalité se justifie pleinement puisqu’il est à la frontière de deux droits qui s’opposent, de même niveau. S’agissant d’une blouse trop transparente, la Cour de cassation s’est prononcée à plusieurs reprises, et encore récemment, en défaveur de la salariée, considérant que sa liberté vestimentaire créait un trouble objectif dans l’entreprise.
Dans ces affaires, il n’était pas question de conviction ou de religion particulièrement protégées par les textes sur la discrimination. La liberté vestimentaire, qui est tout de même un droit constitutionnel découlant du principe de liberté posé notamment par la déclaration des droits de l’homme, était opposée au trouble causé au bon fonctionnement de l’entreprise. Ce trouble est, en réalité, causé par le non-respect du code vestimentaire usuel. En effet, dans une autre communauté la même tenue n’aurait causé aucun trouble. Au final, un code vestimentaire exprimant une forme d’acceptabilité sociale, d’ordre moral serait-on tenté de dire, qui n’est pas normé, peut faire échec à un droit constitutionnel.
Différence de traitement entre deux libertés
La décision aurait-elle été la même s’il avait été question d’un ascète de la communauté jaïne ? La question se pose malgré l’existence des dispositions pénales relatives aux bonnes moeurs. Ce code vestimentaire usuel aurait-il justifié la remise en cause de la pratique de sa religion ? La jurisprudence a créé la notion de liberté fondamentale pour justifier la différence de traitement entre deux libertés qui découlent du même texte et principe constitutionnel. En application de cette distinction, le licenciement suivant l’interdiction d’une tenue qui ne correspond pas au code vestimentaire en vigueur pourrait être sanctionné par une absence de cause-réelle et sérieuse, si la tenue n’a pas de lien avec une pratique ou appartenance religieuse et par la nullité, si la même tenue est en lien avec une pratique ou appartenance religieuse.
À y regarder de près, les athées, agnostiques, les tenants d’une autre religion que ceux dont la tenue vestimentaire est protégée parce qu’elle est en rapport direct avec leur religion, qui voudraient adopter la même tenue vestimentaire, ou proche, ne bénéficieraient pas de la même protection du fait qu’ils ne sont pas fidèles précisément de cette religion. Leur liberté vestimentaire est ainsi restreinte du fait de leurs convictions. Ils font par conséquent l’objet d’une discrimination qui relève de la protection de l’article 1132-1 du code du travail. Il peut être rétorqué que, si la tenue vestimentaire crée un trouble, en application du principe de proportionnalité, l’entreprise peut l’interdire, qu’elle soit ou non en lien avec une religion précise. Si tel est le cas, la distinction entre liberté fondamentale (pratique ou expression d’une religion) et une liberté non fondamentale (liberté vestimentaire) devient artificielle.
La difficulté vient d’un amalgame et probablement d’un procès d’intention. Quand un employeur licencie un salarié parce que ce dernier refuse de respecter des critères vestimentaires en raison de ses convictions religieuses, l’employeur ne le sanctionne pas en raison de ses convictions religieuses, mais parce qu’il veut faire cesser un trouble, en lui faisant respecter le code vestimentaire accepté par la communauté professionnelle, qu’il s’agisse des autres salariés, clients, fournisseurs, ou autres partenaires selon la fonction.
Consolider l’expression acceptée de la diversité dans l’entreprise
Si l’application du principe de proportionnalité fait apparaître que la mesure coercitive prise par l’employeur est disproportionnée au trouble causé, la sanction, en cas de licenciement, doit être l’absence de cause réelle et sérieuse. Ce n’est pas « pour » la conviction religieuse que la sanction est prise. Par contre, si, au-delà, il ressort que la mesure a été prise parce que le salarié est fidèle d’une religion, ou n’est fidèle d’aucune religion, les sanctions découlant d’une situation de discrimination trouvent à s’appliquer. En application de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, le salarié qui considère faire l’objet d’une discrimination doit apporter les éléments de fait qui peuvent laisser supposer l’existence d’une discrimination. Celle-ci ne résulte pas automatiquement de l’exigence du respect d’un code vestimentaire. Aucun texte n’établit une présomption irréfragable de discrimination liée à la tenue vestimentaire. Pour que la discrimination soit retenue, la question de la tenue vestimentaire doit être rapprochée d’autres éléments d’appréciation.
Au final, l’employeur n’a pas à prendre en compte les convictions religieuses de ses salariés. La question de la tenue vestimentaire doit être traitée d’égale manière quelle qu’en soit l’origine. Cette solution pose toutefois plusieurs difficultés. Elle peut conduire à une forme d’immobilisme alors que la société évolue. Il peut également être observé que des entreprises peuvent, sur un même territoire, avoir des maturités sociales différentes. Enfin, la définition du code vestimentaire peut être source d’abus et, en réalité, masquer une prise de position personnelle de la direction contre toute expression de religion dans l’entreprise, ou la tentation de répondre à une volonté discriminatoire des autres salariés ou partenaires de l’entreprise. La négociation d’un accord d’entreprise répond à ces objections. Elle prend nécessairement en compte l’acceptabilité du personnel et des partenaires de l’entreprise et amène à concrétiser les nécessités de l’entreprise qui justifient une restriction de la liberté individuelle.
Cette indentification des troubles objectifs que certaines tenues peuvent porter au bon fonctionnement de l’entreprise supprime toute possibilité de procès d’intention contre la direction ; l’accord pourra mentionner que, pour certaines fonctions ou dans certaines circonstances, tout accessoire vestimentaire, (ou certains, selon leur visibilité) faisant référence à une religion, est inadapté. Cette solution peut être étendue à bien d’autres aspects du fait religieux dans l’entreprise privée, comme la gestion des repas. Les débats résultant de cette négociation sont de nature à faciliter la compréhension mutuelle et l’émergence de solutions équilibrées qui prennent en compte les convictions des uns mais également les interrogations et craintes des autres. S’agissant d’un accord d’entreprise les partenaires de négociation, syndicats mais aussi élus au comité d’entreprise et au CHSCT, pourront le faire évoluer et consolider progressivement l’expression acceptée de la diversité dans l’entreprise qui, dans ce cadre de prise en compte de l’autre, est source de richesse et d’apaisement.
Karine Barthélémy et Jacques Uso
Office et Culture n°39, mars 2016