Subordination et lien de subordination : un amalgame dangereux (1/2)

11 septembre 2018

Le lien de subordination est une construction jurisprudentielle dont une vision historique ne correspond pas à la réalité sociale actuelle. Il doit être revisité, y compris dans son appellation, pour faciliter l’alignement des relations professionnelles avec les besoins d’engagement des salariés.

La subordination est  «le fait d’être soumis à l’autorité de quelqu’un spécialement dans un ensemble hiérarchisé». Le Grand Robert renvoie aux termes d’assujettissement, dépendance, esclavage, infériorité, obédience, obéissance, sous-ordre, tutelle, vassalité, discipline. Il ajoute que la subordination est la « soumission à une chose ». La soumission est définie comme « la disposition à se soumettre, à obéir ». Elle est l’attitude d’une « personne qui est soumise, docile, humble, résignée ». La soumission est également décrite comme « l’action de se soumettre, de cesser le combat, d’accepter une autorité contre laquelle on a mené une lutte ». Le comportement de certains employeurs et de leur ligne managériale, et l’acceptation résignée de leurs salariés, laisse penser que la subordination et la soumission ont leur place dans la relation professionnelle. D’aucuns rajoutent que le contrat de travail se caractérise bien par le lien de subordination qui serait plus ou moins pesant selon les choix managériaux. Ces derniers peuvent en effet se situer sur une large échelle entre une direction autocratique et l’entreprise dite libérée. Au nom de cet amalgame, entre lien de subordination et subordination, des « managers », des organisations entières, se sentent autorisés à des exigences qui ne sont pas conformes au droit du travail. Ceci souvent de bonne foi. Pour dissiper cette confusion il est nécessaire dans un premier temps de rappeler la définition et la nature du lien de subordination qui est la contrepartie du risque économique assumé par l’employeur. Ce dernier doit le supporter, quelle que soit l’origine des capitaux et la finalité de l’activité (entreprise à finalité libérale ou assumant une mission de service public). C’est l’un des éléments déterminants qui différencie la relation salariée de la relation commerciale ou de sous-traitance. La Cour de Cassation c’est très tôt positionnée sur ce critère qu’il s’agisse de juristes (1), de postiers (2), de chirurgiens dentiste (3), de pharmaciens (4), ou plus récemment de mandataire (5) et de médecins (6), ou encore d’animateurs de ventes intervenant dans des grandes surfaces (7). Assumant le risque économique, il est légitime que l’employeur détermine l’organisation de son entreprise et les moyens qui lui apparaissent les plus appropriés à la réussite de son activité. Il en découle que relève d’un contrat de travail et non d’une relation commerciale ou avec un travailleur indépendant, la relation avec un intervenant pour lequel l’entreprise fixe le lieu de travail, la durée du travail, les horaires, met à disposition les procédures et les outils de travail, qu’il soit question d’hôtesses d’accueil (8), d’experts, de sportifs (9), de kinésithérapeutes (10), ou encore de médecins (11). Suivant cette logique l’employeur doit disposer de l’autorité nécessaire pour faire appliquer cette organisation. Il doit pouvoir donner des directives et s’assurer qu’elles sont appliquées.

L’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur

L’appréciation de la réalité de ce pouvoir varie selon la profession exercée par l’intéressé. Ainsi, il en sera différemment pour une fonction de direction demandant une importante autonomie et un poste de faible qualification destiné à des tâches ordonnées et déterminées d’avance. Il a ainsi été considéré qu’étaient soumis à cette autorité d’employeur le conseil en publicité tenu de consulter son employeur pour toutes les décisions importantes (12), ou l’enseignant donnant des cours selon les programmes officiels (13), la négociatrice en immobilier, dès lors qu’elle recevait du marchand de biens pour lequel elle travaillait des instructions précises et impératives, n’agissait que sur ses directives (14), les poseurs d’affiches occasionnels, qui travaillaient selon les directives générales, en ce qui concernait tant le nombre d’affiches à poser que la périodicité et l’objet des distributions (15). Pour conforter son autorité l’employeur doit disposer de la capacité de sanctionner. Il a ainsi été jugé que sont assujettis au régime général, et par conséquent s’inscrivent dans un contrat de travail, des « mandataires » à l’encontre desquels la société disposait d’un pouvoir de sanction « consistant à décider de ne plus confier de mission » (16). En synthèse la chambre sociale de la Cour de cassation avait défini le lien de subordination, dans un arrêt de principe du 13 novembre 1996, comme suit : « le lien de subordination se caractérise par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Cette définition est la référence toujours d’actualité qui sert d’appui aux magistrats pour déterminer la nature de la relation contractuelle.

Bien qu’il soit légitiment reconnu à l’employeur, puisqu’il assume le risque économique, de pouvoir donner ordres et directives et de sanctionner les manquements, il n’apparaît nulle part que le salarié doit être «une personne qui est soumise, docile, humble, résignée». Le lien de subordination défini dans le cadre du contrat de travail ne met pas en place une subordination et encore moins une soumission du salarié, et encore moins une soumission de sa personne à celle de l’employeur ou de son représentant. Cette incohérence apparente entre lien de subordination et subordination amène à se poser la question de savoir si le lien de subordination fait bien partie du contrat de travail (17). Dans un article paru en mai 1999 Alain Boubli, Conseiller auprès de la Cour de Cassation, intitulait un des paragraphes « Le lien de subordination juridique n’est plus dans le contrat de travail ». Il rappelle que l’inégalité entre le salarié et l’employeur n’est pas déterminée par le contrat de travail mais résulte du système économique, qui renverse d’ailleurs le sens de l’inégalité en cas de carence sur le marché de l’emploi de certaines compétences. Il interroge la place du lien de subordination dans le télétravail ou dans l’autonomie justifiant les forfaits jours sur l’année, dans l’exercice du droit de grève, droit constitutionnel, dans l’interdiction faite à l’employeur de modifier le contrat de travail sans le consentement du salarié. Sur ce dernier point il fait observer que le pouvoir hiérarchique serait donc cantonné aux conditions de travail, ce qui ne concerne plus le contrat lui-même, mais la gestion des ressources humaines. Ces réflexions ont près de vingt années et sont toujours d’actualité tant il apparaît que l’exercice par bon nombre d’employeurs ou de leurs « managers » d’une forme de soumission du salarié est incompatible avec la réalité du lien de subordination. L’objet ici n’est pas de déterminer si le lien de subordination fait ou non partie du contrat de travail. Il fait partie de la relation professionnelle. En poursuivant l’analyse sous d’autres points de vue nous tentons d’en cerner la nature. Dans une publication de janvier 2014 (18) Jacques Dechoz, Inspecteur du Travail, Docteur en philosophie, s’interroge sur l’évolution des relations de travail et titre son article « Les rapports de travail : du lien de subordination à l’assujettissement ». Il rappelle que le lien de subordination « s’inscrivait, dans une constellation s’articulant autour du visage du patron, du règlement intérieur et de la sanction pécuniaire qui, longtemps, a été la sanction clef au sein de l’entreprise, symbole du pouvoir de l’employeur ». Le patron était chez lui, le maître, et le salarié était soumis à son autorité. Prenant en compte les effets de la transformation économique sur les directions des entreprises, dont les dirigeants sont de moins en moins les fondateurs, il fait observer qu’est née une nouvelle forme de soumission, qui serait justifiée par le lien de subordination. L’expression de cette domination se fait désormais de manière plus insidieuse au travers de dispositifs d’animation du personnel comme notamment l’entretien d’évaluation ou l’individualisation de la rémunération, qui n’est pas sans rappeler le pouvoir de sanction pécuniaire. Il ajoute que cet assujettissement échappe au champ de la loi, contrairement au pouvoir disciplinaire, «très précisément parce qu’il s’inscrit non plus dans le registre de l’interdit et de la sanction, dans l’enceinte seule de l’entreprise, mais sur la totalité de l’individu – y compris hors les murs de l’entreprise – sous la forme du contrôle bienveillant et de la récompense à la soumission ». La soumission qui résulterait de cet assujettissement n’est pas plus légitimée par le lien de subordination que celle qui résulterait de l’exercice d’un pouvoir autocratique. Un éclairage peut être apporté en s’intéressant à l’insubordination, « le refus de se soumettre » selon le Grand Robert qui ajoute « fait de ne pas être subordonné à quelque chose ou quelqu’un » et pose comme contraire la subordination.

Les exemples sont nombreux

Il a ainsi été jugé que le refus de se soumettre au pointage constitue un acte d’insubordination grave, l’employeur ayant le droit de mettre en place un contrôle du temps de travail effectué (19). Il en est de même du refus par le salarié d’accomplir à la demande de son employeur des heures supplémentaires, à titre exceptionnel, et dans la limite du contingent annuel, sans motif légitime, et qui a perturbé le bon fonctionnement de l’entreprise (20). Constitue également une insubordination le refus réitéré par un salarié d’exécuter des tâches relevant de son contrat (21), de venir accomplir un travail exceptionnel un samedi, alors même qu’il en avait été informé depuis plusieurs mois et que cette tâche entrait dans le cadre de ses obligations professionnelles (22), le refus d’exécuter un travail inhabituel de courte durée qui ne remettait pas en cause la qualification du salarié (23), le fait de refuser de façon réitérée la nouvelle organisation de l’entreprise, de se soumettre à la hiérarchie du nouveau directeur opérationnel et de consacrer plus de temps à la création de nouveaux produits (24), ou enfin le comportement désinvolte d’un salarié et son refus du pouvoir de direction de l’employeur (25). Il peut s’agir aussi du refus d’appliquer une clause de mobilité que l’employeur met en œuvre sans abus (26), notamment en l’absence de motif légitime (27). A l’inverse ne commet pas un acte d’insubordination le salarié qui refuse de se soumettre à une mise à pied conservatoire ordonnée verbalement par l’employeur, alors que les juges avaient par ailleurs constaté qu’aucune faute ne pouvait être reprochée au salarié (28), ou celui qui refuse d’accomplir une tâche ne correspondant pas à sa qualification (29), ou celui qui refuse de travailler dans de mauvaises conditions (mauvaise aération, chauffage défectueux, et absence de protection contre l’incendie) (30). Il ressort que l’insubordination n’est pas le refus de se soumettre à la volonté de l’employeur, mais le refus de respecter ses engagements contractuels, sous réserve que l’employeur respecte les siens. Il n’y a là aucune soumission. D’ailleurs, dans certaines circonstances le salarié doit bien veiller à ne pas se soumettre. Il a été par exemple jugé que le lien de subordination ne constitue pas en lui-même une cause d’exonération en faveur de l’employé qui facilite en pratique les fraudes d’un dirigeant de l’entreprise et qu’il appartient au salarié de refuser de s’associer aux détournements commis au détriment de l’employeur par un supérieur, même s’ils lui sont commandés par celui-ci (31). Il a également été jugé qu’est justifié le licenciement d’un salarié ayant participé, au profit d’un autre salarié sous la dépendance duquel il était placé, au détournement de matériel de récupération (32), et enfin que L’état de subordination à l’égard d’un supérieur hiérarchique ne constitue pas une cause d’irresponsabilité pénale (33). Le lien de subordination n’organise donc pas la soumission du salarié à son employeur ou ses représentants. Il est à noter d’ailleurs que l’employeur qui s’appuie sur le déséquilibre économique pour soumettre la volonté du salarié est passible d’une sanction pénale.

« Le prolongement d’une machine-outil »

Dans un article paru en 2003 dans la revue de sciences criminelles (34) Yves Mayaud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas, commentait une affaire au cours de laquelle était apparu que l’employeur dirigeait ses salariés en ayant recours à des hurlements permanents, qu’il accumulait les vexations en les insultant publiquement, qu’il avait recours à des procédés inadmissibles pour les humilier, et que les cadences et conditions matérielles de travail qu’il leur imposait faisaient d’eux « le prolongement d’une machine-outil ». Observant que les salariés acceptaient ces conditions de travail à la fois en raison de leur absence de qualification et de la situation particulièrement difficile de l’emploi en milieu rural, notamment dans le secteur de la confection, et au-delà du harcèlement moral, les magistrats ont déclaré l’employeur coupable du délit de soumission défini à l’article 225-14 du code pénal « Le fait de soumettre une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende ». Le texte mentionne les conditions de travail. Quelles que soient les exigences du process de fabrication, les salariés ne peuvent pas être « le prolongement d’une machine-outil ». Le lien de subordination ne justifie pas leur soumission.

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  1. Cass. soc., 5 mars 1986, no 84-12.403
  2. Cass. soc., 26 mai 1983, no 82-11.739
  3. Cass. soc., 4 nov. 1987, no 85-18.421
  4. Cass. soc., 5 oct. 1989, no 86-15.574
  5. Cass. 2e civ., 13 déc. 2005, no 04-18.104
  6. Cass. 2e civ., 23 mai 2007, no 06-15.011
  7. Cass. soc., 10 oct. 2002, no 01-20.094
  8. Cass. soc., 31 mars 1981, no 80-11.331
  9. Cass. 2e civ., 8 mars 2005, no 03-30.324 et Cass. soc., 14 juin 1979, no 77-41.305
  10. Cass. soc., 7 mai 2002, no 00-14.451
  11. Cass. 2e civ., 21 sept. 2004, no 03-30.144
  12. Cass. soc., 9 nov. 1965, no 64-40.592
  13. Cass. soc., 23 janv. 1980, no 78-41.425
  14. Cass. soc., 18 juill. 2001, no 97-42.784 ; Cass. soc., 26 sept. 2002, no 01-43.212 ; Cass. soc., 29 avr. 2003, no 00-45.685
  15. Cass. soc., 22 mai 1997, no 99-15.455, Bull. civ. V, no 188
  16. Cass. 2e civ., 13 déc. 2005, no 04-18.104
  17. Jurisprudence sociale Lamy n° 35, 4 mai 1999
  18. Le droit ouvrier, janvier 2014, n°786
  19. Cass. soc., 22 juill. 1982, no 80-41.012
  20. Cass. soc., 26 nov. 2003, no 01-43.140
  21. Cass. soc., 16 oct. 1996, no 94-45.593
  22. Cass. Soc. 27 novembre 1991, n°88-44110
  23. Cass. Soc. 13 octobre 1982, n°80-41231
  24. Cass. Soc. 30 avril 2014, n°13-13834
  25. Cass. Soc. 8 juillet 2009, n°08-42021
  26. Cass. soc., 26 mai 1998, no 96-41.574
  27. Cass. soc., 12 janv. 2016, no 14-23.290
  28. Cass. soc., 12 oct. 2005, no 03-43.935
  29. Cass. soc., 11 mars 2006, no 04-43.687
  30. Cass. soc., 13 mai 1997, no 94-41.844
  31. Cass. soc. 22-5-1975 n° 74-40.454
  32. Cass. soc. 18-5-1977 n° 76-40.582
  33. Cass. soc. 5-10-1999 n° 3821 D
  34. Revue de science criminelle 2003 p. 561

Office et Culture n°49 septembre 2018